Concentration des médias : nos propositions pour changer la donne

La concentration des médias menace l’exercice indépendant du métier de journaliste et restreint la liberté d’informer. C’est un enjeu majeur qui touche tous les citoyens, et dont les pouvoirs publics, garants de l’intérêt général, doivent s’emparer.

Aujourd’hui, un seul et même groupe (Vivendi) piloté par un seul et même industriel (Vincent Bolloré) contrôle (Canal+, CNews, C8, Cstar, Planète+, TeleTOON+, Infosports+…) une radio (Europe1), des journaux, (Le Journal du dimanche, Paris Match), un éditeur de jeux (Gameloft), une plateforme de vidéos (Dailymotion), des salles de spectacle (CanalOlympia), des maisons d’édition (Editis et potentiellement Hachette) ainsi que Prisma, le premier groupe français de presse magazine (Capital, Femme actuelle, Geo, Ça m’intéresse, Télé-Loisirs, Voici…)

Jamais sans doute un homme d’affaires français n’a concentré autant de médias entre ses mains. Jamais la production d’informations, ainsi que la production culturelle, n’ont dépendu à ce point d’une seule et même personne qui méprise l’une des valeurs fondamentales de toute démocratie : l’indépendance des journalistes.

Lorsque Vincent Bolloré s’empare d’un média, souvent, la même logique mortifère s’applique : d’abord, un démantèlement de la rédaction, puis une reprise en main idéologique.

Certes, la concentration des médias n’est pas un phénomène nouveau, ni l’apanage d’un homme. Par le passé, le groupe Hersant, ancien propriétaire du Figaro, a contrôlé 40% de la presse papier en France.

Ce qui est nouveau, c’est l’hyper-concentration des médias français entre les mains de quelques milliardaires Vincent Bolloré, mais aussi Bernard Arnault, Patrick Drahi, Xavier Niel, Daniel Křetínský et des groupes financiers comme le Crédit Mutuel.

Bien sûr, les journalistes qui travaillent pour les médias détenus par ces industriels ne subissent pas directement et au quotidien la pression de leurs actionnaires. Mais la concentration des médias a un impact majeur sur la qualité et la diversité de l’information délivrée au public. Elle réduit l’espace consacré au décryptage. Elle favorise l’opinion et fragilise la liberté de la presse ainsi que l’indépendance des journalistes.

Parce que nous considérons l’information comme un bien public, les médias ne sont pas un secteur d’activité comme un autre. Ce ne sont pas les investisseurs privés qui posent problème, mais le manque de garanties apportées aux journalistes désireux de travailler en toute indépendance, sans aucune pression.

Au moment où certains candidats à l’élection présidentielle évoquent la privatisation du service public de l’audiovisuel, une telle situation n’est plus tenable, il est temps d’agir.

Nous sommes désormais nombreux à dénoncer un fléau médiatique, social et démocratique : après le documentaire diffusé mi-octobre par Reporters sans frontières (RSF) et l’appel lancé par le Fonds pour une presse libre, même la ministre de la Culture a récemment reconnu devant les sénateurs “que les textes qui assurent cette régulation sont des textes déjà anciens et qui présentent des lacunes”.

Aujourd’hui, nous en sommes persuadés, nous pouvons lutter contre la concentration des médias.

Pour mieux encadrer l’actionnariat et éviter le piège des intérêts partisans, plusieurs réponses sont envisageables. A l’image de ce que proposent Julia Cagé et Benoît Huet dans le livre L’information est un bien public et RSF, quatre mesures simples et concrètes nous semblent aujourd’hui prioritaires :

1. La réforme en profondeur de la loi de 1986, relative à la liberté de communication.

Cette loi est obsolète, illisible et les critères retenus pour éviter la concentration des médias sont totalement inefficaces.

2. La création d’un statut juridique pour les rédactions.

Ce statut permettrait de graver dans le marbre l’indépendance des rédactions, de limiter tout interventionnisme des actionnaires et/ou de leurs représentants et de garantir la participation active des rédactions à la gouvernance de leurs médias. Au sein du quotidien Le Monde par exemple, des mécanismes existent pour se prémunir de toute ingérence.

3. La création d’un délit de trafic d’influence en matière de presse pour limiter
toute pression sur les rédactions.

La loi devrait sanctionner pénalement tout interventionnisme abusif des propriétaires et dirigeants de médias qui ont souvent pour objectif de favoriser leurs intérêts ou ceux d’un tiers.

4. La protection de l’honnêteté, de l’indépendance et du pluralisme de l’information doit être mieux garantie.

Aujourd’hui, de nombreuses structures sont vouées à la protection du pluralisme de l’information : l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) qui va bientôt remplacer le CSA, les comités d’éthique, ou encore le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM). Il nous apparaît nécessaire de clarifier le rôle respectif de ces instances au sein d’un cadre législatif adapté à l’environnement médiatique actuel.

Si nous, journalistes, citoyens, signataires de cette tribune, nous nous réjouissons qu’une commission d’enquête parlementaire se saisisse enfin de ces sujets, nous estimons qu’il est du devoir des candidats à l’élection présidentielle de prendre des engagements immédiats afin de limiter la concentration des médias et de protéger fermement la liberté d’informer. C’est en ce sens que nous les invitons à intégrer des mesures concrètes dans leurs programmes.

Les premiers signataires :

Sophie Binet, secrétaire générale de l’Union générale des ingénieurs, cadres et Techniciens (UGICT-CGT), Hervé Brusini, président du Prix Albert Londres. Sandra Cossart, directrice de Sherpa. Annick Coupé, secrétaire générale d’Attac France. Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters Sans Frontières (RSF). Elizabeth Drévillon, présidente de la Guilde des auteurs de reportages et de documentaires (GARRD). Bénédicte Hermelin, directrice générale de France Nature Environnement. Glen Millot, délégué général de la Maison des lanceurs d’alerte. Emmanuel Poupard, Premier secrétaire général du Syndicat national des journalistes (SNJ). Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’homme. Nathalie Sapena, présidente de la commission des journalistes de la Société civile des auteurs multimédias (SCAM). Jacques Studer, président CFE-CGC journalistes. Agnès Vernet, présidente de l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information (AJSPI). Nicolas Vescovacci, président du collectif Informer n’est pas un délit (INPD). Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT).