L’extrême-droite, désireuse de remettre au pas les journalistes, est aux portes du pouvoir. Bien qu’elle reste encore sur le perron, les menaces sur la liberté de la presse demeurent. La fusion de l’audiovisuel public est toujours à l’étude, à moins que le Rassemblement national ne finisse par imposer une privatisation totale, comme annoncé pendant la campagne législative.
Durant cette campagne justement, les atteintes à la liberté de la presse se sont multipliées, présageant un avenir peu rassurant. Informer N’est Pas Un Délit vous propose de revenir sur cet été mouvementé, loin de toute trêve olympique.
ÉDITO – Etats généraux de l’information : tout ça pour ça ?
Avec ses États généraux de l’information, le président a offert un an aux groupes de réflexion pour protéger une presse libre et indépendante. Un an d’auditions à répétition, des centaines de professionnels écoutés, pour pondre un cadre censé combattre les fake news, les Gafam, la concentration des médias et les atteintes liberticides comme le secret des affaires, le secret défense, les procédures baillons, et tout ce qui verrouille l’accès à l’information.
Deux cents propositions noircies sur le papier, et pourtant quinze seulement retenues… Une synthèse qui oublie le droit d’agrément, cet outil essentiel qui permettrait aux journalistes de valider – ou non – le choix des actionnaires pour la tête d’une rédaction. Ces quinze recommandations survolent à peine les procédures-bâillons, en renvoyant à la directive européenne floue du 16 avril 2024. Idem pour la concentration des médias… et pas un mot sur l’avenir de l’audiovisuel public. On sait pourtant que le RN rêve de le privatiser, tandis que la droite souhaite le fusionner pour mieux le contraindre.
Ce n’est pas le Nouveau Front populaire, avec sa majorité chancelante et son manque de pouvoir, qui fera bouger les lignes. Ces quinze mesures esquivent également des sujets cruciaux : le secret des affaires, le secret défense, la protection des sources, ou encore le scandale de voir les affaires de presse jugées par des tribunaux de commerce. Pourtant, lors de l’audition de l’INPD, nous avons été clairs et intransigeants sur ces points essentiels.
Nous ne sommes pas dupes. Dès le départ, c’était mal parti. Aux côtés de journalistes et de citoyens fermement engagés pour défendre l’information en tant que bien public, les organisateurs des EGI ont installé des adeptes d’Anastasie et de ses ciseaux de censure.
Et maintenant, que va-t-il advenir de ce rapport, présenté le 12 septembre ? Il sera remis à un ministère de la Culture, puis dirigé vers les commissions d’une Assemblée sans majorité. Soyons clairs : il sera dilué, raboté, et finalement réduit à peau de chagrin. Tout ça pour ça ?
Jérémie Demay
Administrateur
FOCUS SUR… l’affaire Réseau libre
Impression d’écran de la page d’accueil du site Réseau libre le 4 juillet 2024.
Une “balle dans la nuque”, c’est ce que promet le site d’extrême-droite Réseau libre. Pourquoi ? Parce qu’Informer N’est Pas Un Délit a signé une tribune dans L’Humanité du 2 octobre 2023, aux côtés de 180 autres journalistes, avocats, élus et associations, appelant à mieux protéger les professionnels de l’information. Comme pour en démontrer la nécessité, Réseau libre dresse, à partir des signataires, une liste des « candidats à une exécution le jour où (si…) les Patriotes se sortent les doigts du cul ».
Cette menace compte parmi les dernières d’une longue série pour Réseau libre. Car en 2019, Mediapart révélait déjà que certains membres du site avaient évoqué des projets d’attentat contre la communauté musulmane.
Malgré la violence de la menace, cet appel est passé inaperçu pendant de long mois. Jusqu’à ce que Réseau Libre attire la lumière quelques jours avant le second tour des législatives. Ces fous de la gâchette publient en effet une nouvelle liste le 3 juillet. Cette fois, ils souhaitaient « éliminer » des avocats ayant signé une tribune dans Marianne, qui appelait à se mobiliser contre le RN. Dès le lendemain, le bâtonnier de Paris, Pierre Hoffman, saisit la procureure de Paris.
Mais il en faut plus pour effrayer ces fâcheux, puisque dès le second tour passé, un billet appelle à mener des attaques isolées contre “des cibles qui assument leur statut d’ennemi” : “des avocats, journalistes, associatifs et politicards de second ordre”. Avant de préciser, comme le rapporte L’Humanité, que pour les “neutraliser”, avoir des armes à feu n’est pas indispensable, celles-ci pouvant être remplacées par un “bon couteau de cuisine, voire une arbalète, voire un manche de pioche”.
Face à l’obsession mortifère de Réseau Libre, la plateforme d’investigation Forbidden Stories se plonge dans les archives du site et découvre l’appel au meurtre contre les signataire de la tribune d’octobre. Les signataires menacés s’unissent alors et déposent deux plaintes collectives au parquet de Paris les 12 et 15 juillet, pour “menaces de mort” et “provocation de commettre un crime ou un délit”, avec en tout 77 plaignants.
Qui se cache derrière ce site, qui avant sa fermeture, était hébergé en Russie ? Il s’agirait de Joël Michel Sambuis qui, dans les années 2000, avait créé un site avec un nom déjà évocateur « SOS racailles ». Médiapart en 2019 avait mené une enquête sur cet individu, sans que celui-ci ne daigne répondre. La menace reste réelle. Selon un message qui s’affichait encore sur le site quelques jours avant sa fermeture, un canal Telegram aurait été créé pour poursuivre ces diatribes racistes et menaçantes.
ILS SONT ENTRAVÉS – Une extrême droite en campagne… contre les journalistes
21 jours. La campagne des élections législatives de juin dernier a été la plus courte de l’histoire de la Ve République. Une campagne éclair, mais qui a pourtant mis les médias et ceux qui y travaillent sous pression de façon inédite.
Dans un communiqué, la Fédération européenne de journalisme (FEJ) sonne l’alerte. La FEJ est en effet membre de l’European Center for Press and Media Freedom (Ecpmf), qui recense les atteintes à la liberté de la presse en Europe. En juin, l’organisation a relevé 29 atteintes à la liberté de la presse sur le territoire français, soit quatre fois plus qu’à l’ordinaire. Selon Mapping Media Freedom, une carte interactive alimentée par les membres de l’Ecpmf, 24 incidents sont survenus en France entre le 16 juin, jour de dépôt des candidatures, et le second tour du 7 juillet. Parmi eux, 19 étaient dues à l’extrême droite, dont 13 pouvant être directement liés au contexte de la campagne.
Ces chiffres sont sans commune mesure avec ceux des scrutins précédents : en 2022, seules trois atteintes avaient été relevées pendant les quatre semaines qu’avait duré la campagne. Sur ces trois, deux étaient liées au contexte électoral et avaient un lien avec l’extrême droite.
En comparaison, il y a eu près de dix fois plus d’atteintes à la liberté de la presse pendant la campagne de 2024 que deux ans plus tôt. Menaces, harcèlements en ligne, intimidations sur le terrain… Tour d’horizon d’une course aux législatives où la liberté de la presse a été particulièrement malmenée.
Epidémie de menaces et de cyberharcèlement
Lettre anonyme reçue par Karim Rissouli le 25 juin 2024, partagée par le présentateur sur Instagram.
Les journalistes ont été particulièrement visés par les attaques racistes pendant cette campagne, qui a donné lieu à un déferlement de haine décomplexée. Dans son communiqué, la Fédération européenne des journalistes signale que « le nombre d’attaques xénophobes a doublé, en juin, par rapport aux cinq premiers mois de l’année » et que « la majorité des faits de racisme enregistrés en juin (70%) font référence au contexte électoral ».
Le 25 juin, Mohammed Bouhfasi, journaliste de l’émission C à vous sur France 5, publie les messages haineux qu’il a reçus sur Instagram : “sale arabe” ; “on en veut plus des têtes d’arabes comme toi” ; “bientôt c’est la fin de la France pour les bougnoules comme toi !” Son collègue Karim Rissouli, présentateur de C Politique sur la même chaîne, a le même jour fait part d’une lettre manuscrite reçue cette fois à son domicile. Le message est clair : “la seule et unique raison du vote RN, c’est que le peuple français historique en a plein le cul de tous ces bicots.”
Nassira El Moaddem, journaliste d’Arrêt sur image, avait déjà été harcelée en mai après avoir qualifié la France de “pays de racistes dégénérés” en réaction au score du Rassemblement national lors des élections européennes. Au mois de juin, elle a de nouveau été prise pour cible. Sur son compte X, elle révèle qu’une lettre manuscrite, similaire en tous points à celle reçue par Karim Rissouli, a été envoyée au domicile de sa mère.
Cette vagues de cyberharcèlement a également visé des journalistes engagés, comme Salomé Saqué, régulièrement ciblée par des messages malveillants sur les réseau sociaux. Sur X, elle affirme le 4 juillet recevoir une avalanche de messages privés. Elle partage l’un d’eux, où un inconnu lui promet « une balle dans la tête ». Elle est catégorique : « C’est une vague de haine sans précédent dans ma carrière. »
Le photoreporter Michel Soudais, rédacteur en chef adjoint du média Politis, a lui été pris pour cible pour avoir couvert une action d’extrême droite : après avoir photographié et relaté l’incursion du collectif Nemesis (un groupe « féministe » d’extrême droite) pendant un rassemblement place de la République, il a été visé par une vague d’attaques en ligne.
Enfin, certaines attaques sont venues directement de médias proches de l’extrême droite. C’est le cas de Giulia Fois. Cette journaliste, autrice, réalisatrice de France Inter avait annoncé sa participation à un meeting du Nouveau Front Populaire. Plusieurs stars du groupe Bolloré, de Cyril Hanouna à Jean-Marc Morandini, ont alors attaqué son engagement en plateau, en le comparant au cas de Jean-François Achilli (journaliste licencié de France info après un projet de collaboration sur un livre de Jordan Bardella amorcé sans avoir consulté ses supérieurs, NDLR).
N’étant plus en contrat avec la radio publique, et donc libre de participer au meeting, la journaliste a pourtant annulé sa venue. Elle s’en explique dans Libération : «J’ai été sensible à un argument : c’est que Radio France emploie 4000 personnes et que ces 4000 personnes essayent de travailler dans des conditions qui sont détestables en ce moment.»
Menaces – Streetpress dans le viseur de l’extrême droite
Impression d’écran d’une boucle Telegram néo-nazie, partagée par Mathieu Molard sur X.
Le 16 juin, dernier jour de dépôt des candidatures, le média indépendant Streetpress, reconnu pour ses investigations et sa couverture des cultures urbaines, reçoit 52 fois le même message d’insultes sur sa boîte mail. Envoyé depuis une boîte mail anonyme, il fait explicitement référence aux élections législatives (“bande de salopes on élira jamais des putes comme vous au pouvoir”), et ne cache pas ses motivations islamophobes (“on vous encule profond vous et vos petites pute de copines les musulmans et ttes les racailles qui font votre force politique”). La fin du message contient une menace à peine voilée (“rira bien qui rira le dernier”), qui trouvera un écho quelques jours plus tard.
Le 27 juin, sur X, Mathieu Molard, co-rédacteur en chef de Streetpress, partage un message qu’il affirme avoir repéré dans une boucle Telegram d’obédience néo-nazie. Ce message évoque l’idée d’attaquer les bureaux du média : “Faire un attentat dans les locaux de Streetpress”. Un message liké six fois
Rassemblement national – Les reporters ne sont pas toujours les bienvenus
Le Rassemblement national s’est-il normalisé ? L’incident rapporté par le journal du sud-ouest L’Indépendant semble indiquer le contraire. Dans un édito paru le 18 juin, son rédacteur en chef y raconte la situation subie par un de ses journalistes. Le lendemain de la dissolution, il se rend à une conférence de presse du parti, où aucun autre média ne s’est présenté. Sur place, trois députés RN : Julien Rancoule, Frédéric Falcon et Christophe Barthès. Ces derniers refusent alors de tenir la conférence de presse, et attaquent personnellement le reporter, en lui reprochant d’avoir utilisé l’expression « extrême droite » pour qualifier le parti de Marine Le Pen.
Appeler un chat, un chat devient compliqué. D’autant que le Conseil d’Etat, lui, ne tourne pas autour du pot. En mars 2024, la plus haute juridiction civile a en effet rejeté un recours du Rassemblement national pour que cette classification ne soit pas utilisée par le ministère de l’Intérieur lors des élections.
Cette hostilité envers les journalistes n’est pas un cas isolé. Le 7 juillet, plusieurs journalistes ont été expulsés de la soirée électorale de Rassemblement national du Rhône.
Rodolphe Kollet, de la Tribune de Lyon, raconte avoir été prié de quitter les lieux, une vingtaine de minutes après son arrivée. Une expulsion qui n’a selon lui pas été justifiée par le service de sécurité : on se serait contenté d’indiquer qu’il s’agissait d’une « consigne de Tiffany Joncour », la députée nouvellement élue de la 13e circonscription du Rhône.
C’est ensuite au tour de Matthieu Périsse, du collectif We Report (collaborateur régulier de Médiapart et Médiacités) d’être conduit vers la sortie. Sur X, il affirme que cette expulsion serait survenue après l’arrivée sur place de Tim Bouzon, directeur de campagne de Tiffany Joncour, qui aurait déclaré : « Les médias qui nous crachent dessus ne sont pas les bienvenus. » Selon le journaliste, c’est « probablement » un article qu’il venait de signer pour Médiacités qui aurait déplu. Il y révélait le lien entre deux candidats du RN et les réseaux identitaires lyonnais. Des cas loin d’être isolés, comme le rappelle Mediapart dans un communiqué.
CONCENTRATION DES MÉDIAS – L’incroyable opération de l’empire Bolloré pour tenter de discréditer RSF
Impression d’écran du faux-site de Reporters Sans Frontière, rebaptisée ici « Sectaires sans frontière »
Pour Reporters Sans Frontière, c’est du jamais vu en 30 ans. Dans un long article sur son site, l’association raconte comme elle a été visée par une opération d’influence visant à la discréditer. Aux manettes, une agence de communication aux méthodes peu avouables, liée au groupe de Vincent Bolloré.
Tout commence en 2021. Reporters Sans Frontière saisit l’Arcom en 2021 pour mettre en demeure CNews de respecter ses obligations légales de pluralisme, d’indépendance et d’honnêteté. Le régulateur de l’audiovisuel refuse, et l’association fait un recours auprès du Conseil d’Etat. Le 13 février dernier, la plus haute juridiction civile tranche en faveur de RSF, contraignant l’Arcom à agir contre CNews.
Sur les chaînes du groupe Bolloré, éditorialistes et présentateurs fulminent. Christophe Deloire, qui dirigeait alors RSF (avant son décès brutal en juin dernier), se retrouve en Une du Journal du Dimanche, accusé de vouloir « mettre fin à la liberté d’expression ». Une offensive médiatique qui se serait poursuivie en ligne, cette fois à visage couvert.
Le 20 février, une campagne est initiée par Les Corsaires, un « groupe d’action » de « cyber-miliants de la liberté d’expression ». Sur leur site, ils lancent une « bataille » contre RSF, avec une page appelant les internautes à tweeter des messages clef en main.
Visuel partagé sur la page X des Corsaires le 20 février 2024.
D’une esthétique soignée, la page propose des visuels, un hashtag (#STOPCENSURE) et des messages tels que celui-ci : « Vous touchez de l’argent public mais ne vous penchez jamais sur les médias qu’il finance, @RSF_fr. Cette partialité ne vous honore pas, l’acharnement contre @CNEWS révèle vos biais militants. » Une campagne envoyée à plus de 16000 personne selon RSF.
Le lendemain, un mystérieux site internet est créé. Intitulé « Sectaires sans frontière », il plagie l’identité visuelle de RSF, et multiplie les affirmations calomnieuses, accusant l’association de vouloir promouvoir « le fichage des journalistes ». Sponsorisée via la régie publicitaire Google, la contrefaçon se retrouve en tête des résultats de recherche du navigateur. L’objectif : induire les internautes en erreur lorsqu’ils recherchent le site de l’association.
Face à cette « campagne de discrédit et de désinformation », RSF mène l’enquête et découvre que quatre autres noms de domaines similaires à celui de l’association ont été achetés. Et surtout, parvient à retracer le détenteur du site… qui ne serait autre que Progressif Média, une agence de communication dont le groupe Bolloré a acheté 8,5% des parts en 2022.
Comme l’avait révélé Libération dans une investigation de septembre 2023, cette « fabrique à influenceurs » ayant collaboré avec plusieurs acteurs controversés de l’extrême-droite (Génération identitaire, l’application de chant Canto) serait à l’origine du projet Corsaires, ce qu’elle nie. Au moment de la publication de ces révélations, ni Progressif ni Vivendi n’avait répondu aux sollicitations de Libération.
Contacté par RSF, « Vivendi a répondu ne pas avoir de commentaires à faire, ne pas être au courant de ces pratiques et a rappelé sa participation minoritaire au capital de Progressif Media. » Pourtant, RSF affirme s’être procuré un document interne à Progressif Media, détaillant « l’ensemble de la campagne » et intitulé… « Reporting Vivendi ».
AGENDA – Mercredi 9 octobre – Grande soirée pour la défense de la liberté de la presse
L’Observatoire français des atteintes à la liberté de la presse (Ofalp), association amie d’INPD, réunit des journalistes et des membres de la société civile sur la scène du Théâtre de la Concorde à Paris pour lancer l’alerte sur la liberté d’informer en France. Entrée gratuite, inscription obligatoire ici. Mercredi 9 octobre, 19h30 – 22h15
APPEL À BÉNÉVOLES
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Nous lançons un appel aux bonnes volontés pour nous rejoindre et travailler sur la concentration des médias : opérer une veille sur l’actualité liée à la concentration des médias, transformer notre site internet en espace-ressource sur cette question, mobiliser les réseaux sociaux et réfléchir aux formes d’action envisagées.
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